Construire un pays : entretien avec Daniel Le Couédic
À l’occasion de la sortie de son livre “Construire un pays”, nous avons rencontré Daniel Le Couédic, architecte et historien, professeur à l’université de Brest. Daniel Le Couédic a fort aimablement accepté de revenir sur les thématiques abordées dans l’ouvrage, notamment les liens entre arts et politiques ou encore la notion de fédéralisme dans le mouvement breton de l’entre-deux-guerres. Entretien.
Bonjour Daniel Le Couédic, pouvez-vous présenter votre nouveau livre en quelques mots?
“Construire un pays” est publié par le Centre de recherche bretonne et celtique (CRBC) dans la collection Lire/Relire, dirigée par Yvon Tranvouez. L’idée de cette collection est de rassembler, dans un même recueil, différents articles publiés tout au long d’une carrière et qui présentent un propos continu, évolutif, structuré. Les articles sélectionnés doivent à la fois être consacrés à la matière bretonne et refléter les différents domaines explorés pendant la carrière de l’auteur.
Lorsque Yvon Tranvouez m’a sollicité, j’en ai été très heureux. Nous avons choisi ensemble une douzaine d’articles parmi les 212 publiés dans ma carrière. Nous avons pu faire ce choix assez facilement.
Que contient cet ouvrage ?
Le livre est composé, outre l’introduction, de 13 articles composant autant de chapitres. Le premier article,“le paysage entre art et politique”, explore la dimension politique de l’affaire. ; il montre comment le paysage a été utilisé par le pouvoir central pour construire la France. Il est suivi d’une seconde contribution “le visage et les masques du fédéralisme breton”, qui développe cette notion de fédéralisme et montre comment il s’est installé dans le cadre breton ; le fédéralisme breton a été plus tard attribué sans nuances à la gauche, or la réalité est beaucoup plus complexe que cela.
Il s’inscrit dans le cadre plus large du courant des non-conformistes ?
Une personnalité en particulier a eu une grande influence sur le mouvement breton au sortir de la première guerre mondiale : Philippe Lamour. De son côté, il a tenté une véritable OPA sur le Parti autonomiste. À l’image du mouvement des non-conformistes, Lamour ne veut pas que les choses repartent comme avant-guerre. À cette époque, nombre de jeunes intellectuels hésitent entre les deux grands courants révolutionnaires. Le titre d’un article inédit de Le Corbusier en témoigne bien : “Communisme ou fascisme, je ne sais pas”. Lamour fonde ainsi au côté de Valois le premier parti fasciste français en 1925, mais en 1936, il sera candidat radical aux législatives et se désistera pour le front populaire. Après 1945 il sera de ceux qui infléchiront la politique gaulliste vers le planisme. Ces revirements constituent une très bonne illustration de l’époque. Ce qu’on admet pour un personnage comme Lamour — un lycée porte aujourd’hui son nom à Nîmes. — est refusé pour nombre de militants bretons dont seule une face est mise en avant.
J’aborde ensuite l’architecture liée à cette vision politique. Deux jeunes architectes sont alors en pointe dans le mouvement breton : Olivier Mordrelle et Morvan Marchal. Ils vont traiter l’architecture sous un angle politique. C’est d’ailleurs leur démarche qui donne son titre au présent ouvrage : construire un pays. Si l’on fait de la Bretagne un État, il faudra, pensent-ils, penser son aménagement et son architecture en conséquence.
Ils vont mener une bataille à front renversé. Ils refusent le régionalisme, incarné en Bretagne par l’URB (Union régionaliste bretonne), pour qui chaque région se doit de conserver les traits légués par la paysannerie. Selon eux, ce régionalisme fait système avec le centralisme. Le pouvoir combat ce qu’il voit comme le plus dangereux pour l’unité nationale, à commencer par les langues, et soutient les expressions plus anecdotiques : costumes, danses, ou encore… architecture. Centralisme et régionalisme étouffent alors de concert la spécificité bretonne. Un chapitre important du livre traite de la résurgence de ce débat dans les années 1970 lorsque le néo-régionalisme s ‘imposa sous l’impulsion conjointe de la réglementation et de l’entrée de la maison dans la sphère marchande.
Mordrelle et Marchal misent sur un mouvement moderne pour repartir d’un bon pied. Dans leur idée, si être breton a encore un sens, de nouvelles particularités apparaîtront, qu’on ne peut pas pronostiquer ; ils prennent l’exemple du gothique, système d’abord universel, mais qui a connu différentes écoles. Ils vont nourrir leur réflexion ailleurs. Ils voyagent, font de nombreuses rencontres à l’étranger, s’inspirent de l’Europe centrale ou du Nord. Pour eux, la Bretagne a tout à gagner de ces inspirations dès lors qu’elles sont librement acceptées et pas imposées.
Un troisième architecte joue un rôle important : James Bouillé. Inspiré par François Vallée, il défend l’idée que la Bretagne a eu une histoire malheureuse mais que les ferments du grand art celte sont toujours là et permettront une renaissance le moment venu. Toutes ces idées s’inscrivent dans un débat très original et très dense pour l’époque.
Et ces débats sont symbolisés au moment des expositions universelles…
Les Bretons ont participé à 3 expositions universelles. En 1900, la Bretagne produit une rétrospective, sans création, symbolisée par un menhir, un porche d’enclos paroissial et une auberge à pan de bois. C’est cependant une étape importante : les Bretons qui la visitent peuvent découvrir les pavillons voisins de nations en pleine renaissance comme la Finlande ou la Hongrie, sources d’inspirations pour la suite.
En 1925, une évolution se fait jour, bien qu’encore modeste. Elle révèle les Seiz Breur qui disposent d’une unique salle, mais imposent leur vision des arts appliqués. En 1937, c’est le triomphe. De gros moyens sont alloués par les deux régions économiques et les cinq départements qui confient entièrement le pavillon aux artistes. Par eux, la Bretagne affiche son renouveau et se montre même provocante. Sur le « totem celtique » qui flanque l’entrée, on lit notamment une citation en breton de Youenn Drezen, “Rien n’y personne ne nous empêchera d’atteindre notre but”. Les objets traditionnels sont présentés sous forme muséographique pour les cantonner dans le passé. À côté, un appartement dans un immeuble collectif de Rennes illustre une Bretagne urbaine acquise à la modernité. Mordrelle et Marchal avaient d’ailleurs été émerveillés de voir qu’en Flandre on parlait flamand dans de grandes villes prospères, pas seulement au fond des campagnes.
Plusieurs chapitres du livre sont consacrés à des personnalités ayant adopté des postures fortes…
Oui, j’évoque notamment André Dézarrois, René-Yves Creston, ou encore Joseph Savina. Ce dernier connaît un début de vie chaotique. Dans les années 30, il rencontre Le Corbusier, puis montre qu’on peut, sans quitter Tréguier, adopter les acquis les plus récents et a priori les plus dérangeants de la modernité. En passant, notons que Le Corbusier était un grand ami de Philippe Lamour, ce qui montre bien combien les réseaux s’entrecroisent.
La dernière partie du livre est consacrée à la reconstruction. De nombreuses villes bretonnes ont été reconstruites : Brest, Lorient Saint-Malo bien sûr, mais aussi Saint-Nazaire, ou encore des quartiers de Rennes et Nantes qui ont été durement touchées. Et bien sûr de très nombreux bourgs. Les villes reconstruites ne sont cependant pas de simples villes nouvelles: si les bâtiments sont nouveaux, la population est ancienne. Ces reconstructions sont l’occasion de tester de nouvelles théories urbanistiques qui engendreront un ressentiment des populations vis-à-vis de ces villes, qui peut encore se ressentir aujourd’hui.
Le tout dernier chapitre aborde un sujet différent, à savoir les liens entre l’enseignement supérieur, la recherche et l’aménagement du territoire. Ce chapitre conteste l’idée que le savoir est hors-sol. Il influe les problématiques d’aménagement qui l’impactent à leur tour. Un exemple concret : la première université de Bretagne avait été créée à Nantes. Après la fin de l’indépendance le pouvoir fait de Rennes une seconde capitale : le parlement siègera alternativement dans les deux. À la première incartade nantaise, il est décidé que seule Rennes l’accueillera et comme il impose la présence de juriste, la faculté de droit y est installée, amorce d’un déménagement que la Révolution interrompit par une suppression radicale. Sous l’Empire, l’université renaît exclusivement à Rennes. Nantes a attendu 1963 pour en retrouver une, ainsi qu’une académie. Il est alors demandé, sans succès, que le Morbihan et le Finistère intègrent la nouvelle structure nantaise. Des débats analogues auront lieu au moment de la création de l’Université de Bretagne-Sud à Vannes et Lorient.
Le Gwenn ha Du fait actuellement l’actualité à Nantes où il a été installé, non sans débat, sur la mairie. Un petit mot sur son créateur ?
Morvan Marchal était un architecte très brillant, protégé de son professeur, Georges-Robert Lefort, puis lui-même professeur à l’école d’architecture de Rennes. Il connut en revanche beaucoup de tourments personnels et une vie assez chaotique. Il fut fondateur du Groupement régionaliste breton en 1918 puis de la revue Breiz Atao dès l’année suivante. Il fut un temps très proche de Mordrelle. Cultivés et brillants, les deux hommes se retrouvaient en dépit d’origines sociales et de caractères très différents. Il conçoit le Gwenn ha Du en 1925, d’abord comme emblème du mouvement. Ce drapeau, à l’origine, agace d’ailleurs fortement les régionalistes. Léon Le Berre parle ainsi de “caleçon américain”. Drapeau séditieux, interdit les premières années, il flottera durablement pour la première fois sur le pavillon de la Bretagne à l’exposition universelle de 1937. Mais alors, Marchal s’est éloigné du mouvement breton, proche un temps du parti Radical, puis adepte d’un ésotérisme nébuleux qui l’accapare. Drapeau nationaliste à sa conception, on le voit aujourd’hui sur tous les édifices publics en Bretagne…
Merci à vous !
Construire un pays : entretien avec Daniel Le Couédic
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